Chaque jour, des millions d’yeux se posent sur des écrans avant même de s’ouvrir pleinement sur le monde. Notifications, messages, scrolls sans fin… Nos réveils sont numériques, nos journées rythmées par des pixels, et nos soirées aspirées dans le vortex d’un monde virtuel sans pause. Jamais l’humanité n’a été aussi connectée — et pourtant, jamais elle n’a semblé aussi épuisée, distraite, anxieuse, isolée. Alors que les consultations en santé mentale explosent, que la psychanalyse ou la thérapie deviennent presque des passages obligés pour tenir debout, une question dérangeante émerge : et si l’un des premiers gestes de guérison, ce n’était pas de parler… mais de décrocher ?
Décrocher, littéralement. Éteindre. Se débrancher. Retrouver un espace mental non colonisé. Car si l’écran est un outil formidable, il est aussi devenu un intermédiaire permanent entre nous et le monde, entre nous et nous-mêmes. Il capte l’attention, fractionne le temps, altère la relation à l’autre. Il nous pousse à réagir au lieu de ressentir, à consommer au lieu de contempler. Et souvent, il nous empêche de toucher l’essentiel : le silence, l’ennui fertile, le corps, la présence.
La psychanalyse et les thérapies verbales ont indéniablement leurs bienfaits. Elles permettent de décortiquer, de comprendre, d’éclairer. Mais que peuvent-elles faire quand l’espace psychique lui-même est saturé, fragmenté, sans repos ? Quand le cerveau est constamment stimulé, distrait, arraché à lui-même par une suite ininterrompue de contenus et de sollicitations ? Peut-on vraiment se réparer en profondeur sans jamais vraiment s’arrêter ? Sans jamais se retrouver seul avec soi-même, sans filtre, sans écran, sans lumière bleue ?
De plus en plus de voix s’élèvent pour rappeler que l’exposition prolongée aux écrans n’est pas neutre. Elle modifie la chimie du cerveau, le système dopaminergique, la qualité du sommeil, la capacité de concentration, la mémoire. Elle favorise l’irritabilité, le sentiment de vide, la comparaison constante, l’épuisement mental. Et surtout, elle coupe du réel. Elle crée un monde parallèle, addictif, séduisant, mais souvent creux. Un monde dans lequel on se perd plus qu’on ne se trouve.
Guérir, c’est parfois faire de la place. Lâcher les sollicitations pour entendre ce qui monte en soi. Décrocher, c’est offrir au cerveau un espace de respiration, à l’âme un temps de réintégration. C’est redonner du poids à l’instant, à la lenteur, à la rencontre non médiée. C’est sortir de l’hypervigilance numérique pour retrouver une forme d’ancrage, de simplicité, de cohérence intérieure.
Certaines approches thérapeutiques l’ont compris : elles intègrent désormais des phases de « détox digitale », de retour au corps, à la nature, au silence. Elles invitent à l’écriture manuscrite, à la marche, à la contemplation. Pas pour fuir le monde moderne, mais pour rééquilibrer une relation devenue toxique. Car tant que le smartphone reste la première et la dernière chose que nous touchons chaque jour, il est illusoire de croire que la parole seule suffira à réparer ce qui a été abîmé.
Et si décrocher était un acte de résistance mentale ? Un geste de santé radical, à la portée de tous, mais devenu presque subversif ? Et si le simple fait d’éteindre pouvait rouvrir une brèche dans notre fatigue intérieure ? Non pas pour fuir, mais pour revenir. À soi. Aux autres. À la réalité brute.
Décrocher ne remplace pas une thérapie. Mais dans bien des cas, il en est le préalable nécessaire. Une porte entrouverte vers un mieux-être plus profond, plus incarné, plus durable. Et dans un monde où l’hyperconnexion rend fou, peut-être que la vraie guérison commence là : dans une déconnexion choisie, lucide, assumée. Une manière de dire non à ce qui nous épuise pour dire oui à ce qui nous restaure.